la crise, qu'en penser ?

 

Croire aujourd’hui Novembre 2009

 

 

La crise financière nous aura-t-elle ouvert les yeux ?

 

Par JEAN MERCKAERT

Chargé du programme sur le financement du développement au CCFD-Terre Solidaire.

 

La crise actuelle est porteuse de bouleversements dont il est difficile de mesurer la portée.

Certaines menaces sont connues : explosion du chômage et de la précarité, repli sur soi identitaire. .. Mais elle peut aussi être l’occasion de remettre la finance à sa place.


Nous connaissions les conséquences mortifères de l’argent roi. Dans sa première lettre à Timothée, saint Paul constatait déjà que «la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent». Nous n’imaginions pas à quel point. Ni combien nos États et nos soi-disant autorités de régulation avaient perdu le contrôle de la situation — facilitant la captation durable des richesses par une minorité. Tant que l’argent rentrait, personne ne posait de question. Actionnaires comme dirigeants, dopés par des niveaux indécents de rémunération et un sentiment diffus d’irresponsabilité, ont renoncé à réguler.

Tels les prisonniers de la caverne de Platon (La République VII) dupés par les ombres, nos dirigeants se sont mutuellement confortés dans leur «aveuglement au désastre» (Selon l’expression de l’économiste Hyman Minsky.). Reste à espérer que, même éblouis par la vérité nue que nous révèle la crise, à l’image du prisonnier dont Socrate envisage la confrontation au monde intelligible à la sortie de la caverne, la crise financière nous aura au moins ouvert les yeux. Revenons ici sur la façon dont la finance a construit son emprise sur le réel et poussé les responsables politiques à lâcher le gouvernail.


L’autorégulation et une croissance à crédit

Depuis les années soixante-dix, les plus grandes universités enseignent des inepties à nos dirigeants : la fameuse main invisible qui régulerait spontanément le comportement des acteurs de marché, l’idée d’un Etat bureaucrate forcément moins efficace que le secteur privé, et l’impôt comme une charge qu’il faut réduire à tout prix. Au nom de cette croyance, les États occidentaux ont renoncé à surveiller les risques pris par leurs banques. Le FMI, trop occupé à imposer libéralisation et rigueur budgétaire dans l’hémisphère sud, a cessé de surveiller les risques d’instabilité financière aux Etats-Unis et en Europe.

 

Le début des années 1980 marque une rupture du capitalisme. Pour sortir de l’inflation, de la croissance molle et des profits en chute des années soixante-dix, Reagan et Thatcher se font les champions de l’autorégulation. Etats-Unis et Royaume-Uni entraînent le monde vers un recul général de l’économie administrée et la suppression des frontières pour les capitaux et le commerce. De fait, l’inflation disparaît et les taux de profit s’envolent.  Mais le moteur de la croissance, la consommation, est grippé par la stagnation des bas salaires. C’est donc à l’endettement qu’on aura recours pour doper la demande. Jusqu’à surendetter les plus pauvres. C’est l’explosion des subprimes.

La recherche fréquente, par les détenteurs de capitaux, d’une rentabilité de plus de 15% l’an alors que l’économie réelle croît de 3 à 4 % l’an, a fonctionné comme un pousse-au-crime. Au nom du profit immédiat, banques et entreprises ont piétiné la prudence financière et l’éthique. Avec d’autant plus de force que la sphère financière a explosé au cours des dernières décennies. En cause : la création monétaire par le jeu des prêts entre les banques, l’abondance des pétrodollars, le développement des systèmes privés de retraites (fonds de pension) et d’assurances, ou l’accumulation de réserves en devises par les pays émergents. Sans oublier la part croissante du profit qui rémunère les actionnaires, au détriment des salaires et du réinvestisse ment dans l’entreprise. Mués en actionnaires par le système des stock-options, les dirigeants en sont venus à gérer leur entreprise comme un actif financier plutôt que comme un lieu de production, d’échange et de socialisation.

 

Des lois et des régulateurs pervertis

Les multinationales ne lésinent pas sur les moyens pour faire valoir leurs intérêts. Le secteur financier a investi, entre 1998 et 2008, pas moins de 5 milliards de dollars pour influencer la politique menée à Washington. 3000 lobbyistes ont ainsi obtenu la dérégulation progressive du secteur : interdiction de réguler les produits dérivés, autorisation des comptabilités hors-bilan, auto-évaluation des fonds propres par les banques, renoncement à encadrer les prêts subprimes... Quand ces pressions ne suffisent pas, reste la corruption.

À l’heure d’avancer leurs pions sur l’échiquier mondial, les multinationales ont beau jeu d’alimenter les rivalités entre États. En Amérique centrale, les entreprises textiles se livrent à un véritable chantage aux rabais fiscaux avant d’implanter leurs « maquilodoras»(1) . En Chine, on a vu Dell, Ford, General Electric, Microsoft, Goodyear et Nike tenter, en 2006, de mettre à mal un projet de réforme du droit du travail visant à offrir davantage de garanties aux travailleurs face aux licenciements.

Résultat, un peu partout à travers le monde : la course au moins-disant fiscal et social, et la multiplication des zones franches :2700 aujourd’hui dans plus de cent pays contre 79 en 1975 dans vingt-cinq pays!

La notion de crise, limitée dans le temps, reflète mal la période que nous traversons, porteuse de bouleversements dont il est difficile aujourd’hui de mesurer la portée. Certaines menaces sont connues : explosion du chômage et de la précarité, tarissement des budgets sociaux – les plus pauvres ne pouvant guère compenser par le recours à l’endettement-, repli sur soi identitaire, étouffement des contre-pouvoirs et des libertés, désignations de boucs émissaires.

 

Remettre la finance à sa place

Dans le même temps, cette période de grande incertitude peut constituer une formidable opportunité, celle de remettre la finance à sa place (2). Un impératif à trois détentes.

Il s’agit d’abord de reprendre, collectivement, la main sur notre destin, comme le dit l’encyclique Populorum progressio. De poser des limites à la recherche du profit — des règles du jeu dont personne ne puisse s’affranchir. De nouvelles règles n’auront de sens que si les paradis fiscaux sont démantelés (3). En la matière, il y a une certaine hypocrisie du G20 à stigmatiser les îlots où les pirates amassent leur butin, plutôt que de traquer les pirates de la finance que sont nos propres banques, entreprises et autres cabinets d’audit. Les multinationales, dont le poids des dix plus grosses excède le PIB du Brésil et de l’Inde réunis, doivent être tenues légalement responsables des impacts fiscaux, sociaux et environnementaux de leurs filiales. Leurs conseils d’administration doivent s’ouvrir aux salariés, entrepreneurs et collectivités pour sortir du règne des actionnaires. Le secteur bancaire, lui aussi, doit être soumis à des obligations d’intérêt général. Celui qui prête, que ce soit à des particuliers, des entreprises ou des États, doit être tenu responsable du crédit qu’il octroie. Et ce, pour éviter le surendettement, les risques insensés des fonds spéculatifs, le report excessif sur les marchés des risques de défaut de paiement, et les prêts à des régimes notoirement criminels ou corrompus.

Remettre l’argent à sa place, c’est aussi le répartir autrement. Le sujet est absent des négociations internationales Même le plafonnement des revenus aux États-Unis a été abandonné. L’enjeu, ici, c’est d’abord une répartition plus équitable de la plus-value entre le capital et le travail, assortie d’une protection sociale renforcée — forme de salaire différé. C’est la stabilité et la prévisibilité des prix agricoles pour permettre une rémunération décente des paysans. C’est, aussi, la juste répartition des rentes minière et pétrolière, et la défense au niveau régional de systèmes fiscaux progressifs. Ce sont des mécanismes de redistribution Nord- Sud allant au-delà du voeu pieux des 0,7% du PIB promis à l’aide publique au développement. Pourquoi ne pas consacrer, par des taxes mondiales sur les transports polluants, les transactions financières et les bénéfices des multinationales, 5 ou 10% du PIB planétaire, au financement de biens publics mondiaux tels que la santé, la préservation de la biodiversité ou l’accès à l’eau potable?

La soif d’accumulation, une servitude

Inventer une civilisation qui cesse de faire de la richesse financière l’étalon de la valeur : tel est le défi qui se pose à nos sociétés. Riche d’idées porteuses comme la destination universelle des biens, l’Église a une parole forte à faire entendre. Saint Jean Chrysostome n’expliquait-il pas, dès le Ve siècle, que « le vrai riche n’est pas celui qui a beaucoup amassé, mais celui qui n’éprouve pas le besoin de beaucoup de choses ; le vrai pauvre n’est pas celui qui ne possède rien, mais celui qui convoite tout»? Une invitation, en somme, à libérer l’homme non seulement de la misère, qui est une négation de la liberté, mais aussi de la soif d’accumulation, qui est une servitude.

Il y a des enseignements à tirer, aussi, des multiples acteurs, notamment dans les pays du Sud, qui inventent au quotidien de nouvelles façons de vivre, un nouveau rapport à l’économie. Et que penser de ces peuples indigènes qui ont porté Evo Morales à la tête de la Bolivie, non pas pour «vivre mieux» — au détriment d’un autre — mais pour «vivre bien»? Une philosophie qui rejoint l’aspiration gandhienne : « vivre simplement pour que d’autres puissent simplement vivre».

Nos descendants jugeront sévèrement notre époque. Non seulement elle vit à crédit, épuisant les ressources d’une planète qui ne nous appartient pas mais, de surcroît, elle se montre incapable de sortir un milliard de personnes de la faim. Alors que la production alimentaire mondiale suffirait à en nourrir 9 milliards, l’histoire y verra sans doute un crime organisé. Revenant à sa caverne, le prisonnier de Platon, craintif, hésite à partager ses découvertes. Si, comme lui, nous ne sortions pas de notre torpeur collective devant la crise radicale que nous vivons, alors le jugement de nos héritiers serait sans appel.

 

 

1) Ce terme désigne une usine qui bénéficie d’une exonération des droits de douane pour pouvoir produire à moindre coût des marchandises à partir de composants importés; la majeure partie de ces marchandises est ensuite exportée.

 

2) titre de l’appel cosigné par plusieurs centaines d’organisations de la société civile à l’issue du Forum social de Belem en janvier dernier .

 

3)

 



30/11/2009
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